#16 Marketing + Matérialisme spirituel = La réponse au koan* de Québec Love !

"Un puit entre les dents, des yeux à s'noyer d'dans, ton cœur en lune de miel, te v'là ah ah..." Je me rappelle encore de la 1ère fois où j'ai mis Québec Love sur le tourne-disque. J'étais sur le cul. Sauvage à souhait, Charlebois sonnait et groovait comme j'avais jamais entendu quelqu'un le faire en français. Et j'adorais la chanson titre, avec la guimbarde, le ukulele et l'enfilade de mots qui évoquait presqu'une comptine, une espèce de 3 p'tits chats, mais pour adulte. La phrase "Pis moé j'm'en crisse, fume ou fume pas, c'est l'même problème, moé j'en ai pas, comprends-tu ça, comprends-tu ça ?" me fascinait particulièrement. Elle résonnait comme une énigme dont je n'arrivais pas à percer le mystère. Comment diable une chose et son contraire pouvait être le même problème..?  

Dans son livre Tantra, Chogyam Trungpa explique comment l'égo est basé sur la discontinuité. Via les différents contrastes sensoriels, conceptuels et émotionnels qui nous stimulent constamment et que notre mémoire enregistre, ces discontinuités donnent non seulement à l'égo sa fondation ; elles le conditionnent, le façonnent de telle sorte qu'il ne peut reconnaître seulement ce qui est séparé, discontinu, installant ainsi le dualisme comme mode opérationnel et dominant de notre être. Mais pour être en mesure de pleinement comprendre ce qu'est le dualisme, il faudrait pouvoir le comparer avec d'autre chose, avec ce qu'il n'est pas. Mais puisque c'est la seule chose que nous connaissons, ce n'est pas une mince affaire. Le lien qui suit tentera tout de même de le faire, en expliquant ce qu'est la non-dualité ; un concept présent depuis des millénaires dans la spiritualité et la philosophie orientale, gnostique, soufie, néo-platonicienne et chez bien des mystiques on s'en doutera. À cet égard, il ne s'agit pas de nier la réalité du dualisme mais plutôt d'en comprendre les implications, d'être en mesure de voir comment il induit une interprétation incomplète et erronée du réel, et que le langage participe activement à modeler de manière duelle notre façon de concevoir le monde et notre propre personne, nous donnant entre autres l'illusion qu'il y a une véritable entité derrière nos 2 yeux qui mène la barque. Bien que j'en sois moi-même encore convaincu à l'instant où j'écris ces lignes, cette croyance s'est sérieusement étiolée lors de l'été 2004, notamment le soir où j'eus la chance de voir le dualisme processer ma propre conscience et par le fait même, dévoiler le caractère vide - dans le sens de transitoire, non solide - et illusoire de ma personnalité. 

Cela m'arriva en fin de soirée, alors que ma blonde et moi venions de finir de regarder Big Fish de Tim Burton. J'avais beaucoup aimé et je repensais au film quand tout à coup... paf ! ma conscience retourna ses lumières sur elle-même, me donnant une vue imprenable sur mon propre égo..! C'était à la fois déroutant et fascinant. J'ai peine à me rappeler du film en détail mais il m'est resté à ce jour l'impression qu'il avait joué un rôle dans le déclenchement de cet étonnante prise de conscience, comme si le pouvoir d'évocation du récit avait ouvert je ne sais trop quel canal...

On dit souvent de l'homme qu'il est le seul animal à savoir qu'il est conscient. Je ne sais pas si cela est vrai, mais je sais par contre qu'être conscient implique normalement d'avoir conscience de quelque chose. En d'autres mots, notre conscience nous permet d'entrer en relation avec ce qui est intérieur ou extérieur à nous, mais pas avec la conscience comme telle. On peut certes constater que l'on est conscient, mais cela ne nous apprend rien sur le mécanisme même, l'opération qui fait de nous un être conscient, une personne qui pense. Dit plus simplement, tout comme nos yeux ne peuvent pas se voir, notre conscience ne peut elle-même se penser, pas plus que l'eau se mouiller ou le feu se brûler. Du moins, pas en temps normal. Mais l'été 2004 n'était pas un temps normal. Tel que décrit dans ce carnet précédent, Kerouac m'avait aidé à avancer dans ma compréhension du bouddhisme. La lecture de Tantra de Chogyam Trungpa - évoqué un peu + haut - m'ouvrait à de nouvelles perspectives, et le roman Maitre Eckhart de Jean Bédard - un professeur en travail social de l'Université de Montréal - m'exposait à la pensée de ce mystique rhénan qui chevaucha le 13e et 14e siècle. Eckhart, probablement le plus bouddhiste des mystiques chrétiens, insistait pour dire qu'il y a dans ce qui nous constitue une part d'incréé, et que cette part - ce rien comme il l'appelait - peut se révéler à nous pour autant qu'on sache se retirer afin de lui laisser la place. Les mystiques de toutes les époques et de toutes les confessions font souvent référence à ce concept - central dans le bouddhisme, mais aussi présent dans l'Islam à travers le soufisme ( el fana ) - le concept de l'anéantissement du soi, anéantissement dont l'aboutissement résulte en une conscience divinisée, ou éveillée si on se réfère aux traditions orientales. C'est pourquoi on dit d'un être éveillé qu'il n'a plus d'égo, ou du moins, qu'il n'y est plus attaché et que celui-ci ne le conditionne plus. 

Chogyam Trungpa expliquant les pièges du matérialisme spirituel

 

Oui, les lecture avides que je faisais sur le sujet m'aidaient à comprendre des trucs auxquels je n'avais jamais réfléchis auparavant, mais les cours de marketing que j'avais commencés à suivre depuis quelques semaines contribuaient aussi sérieusement à élargir - pour ne pas dire ébranler - la vision que j'avais de moi-même. En partant, pour l'individu que j'étais à l'époque - c'est-à-dire un musicien pour qui le concept de vendre et/ou de se vendre était intrinsèquement nauséabond - décider de suivre un cours sur le commerce me sortait big time de ma zone de confort. Et ça avait plutôt mal commencé. À ce qu'il paraissait, j'avais un problème majeur dont j'ignorais totalement l'existence, à savoir la relation que j'entretenais avec l'argent. Et pourtant, dans mon esprit d'alors, je n'entretenais pas de relation particulière avec l'argent ; les choses étaient comme elles étaient et je voyais difficilement comment il aurait pu en être autrement. Mais on me fit comprendre assez rapidement qu'elles pouvaient effectivement en être autrement, comme en témoignaient le parcours - et le compte en banque - de tous ceux qui m'avaient donner envie de faire ce métier... Pour une raison x, générer de l'argent ne cadrait pas avec la vision que j'avais du métier de musicien. Dans cette vision - inavouée mais bien présente - l'artiste, guidé par la Mystérieuse Inspiration, créait la musique et l'enregistrait. Là s'arrêtait son rôle afin de préserver la pureté de son travail et éviter qu'il entre en contact avec le côté sombre de ce qu'impliquait la suite pourtant logique de son métier : le commerce de sa création. C'est pourquoi pour que cela se puisse, il fallait convaincre des gens de se salir à notre place. Heureusement qu'il y avait les subventions – de l'argent magique qui ne salissait pas ! - pour nous aider à tenir le coup si l'on avait de la difficulté à intéresser des gens, c'est-à-dire une étiquette de disque, à faire la sale besogne... Je caricature mais à peine.  

Encore plus que le dualisme, le concept de non-attachement se retrouve dans tous les stades de l'enseignement bouddhiste. C'est un des moyens que l'on emploie pour diluer graduellement l'égo et ainsi atteindre l'éveil. Mais comme l'égo n'est pas particulièrement enthousiasmé par l'idée de disparaître, vous pouvez être certain qu'il tentera de détourner la pratique spirituelle pour son propre profit. Il faut donc rester constamment vigilant, en prenant soin de pas s'attacher au non-attachement lui-même et développer sans s'en rendre compte ce que de nombreux instructeurs appellent le matérialisme spirituel ( voir le vidéo ci-haut ). Mais comme mon professeur de marketing allait me le faire réaliser, il n'était pas nécessaire de s'engager dans une pratique spirituelle pour tomber dans ce piège. Bien que j'étais habitué de vivre avec le minimum - et sans en faire nécessairement une question de principe - je n'avais pas réalisé que je cultivais une forme d'attachement dans le fait de ne pas désirer faire de l'argent..! Bien au fait des processus dualistiques qui régissent notre psyché en général - et celle des artistes en particulier - mon professeur m'inculquait des principes spirituels dont la nature concrète - selon ma conception très dualiste de la chose ( ô l'ironie ! ) - n'était pas censé trouvé leur expression dans un cours sur l'entreprenariat. Non seulement il m'avait fait comprendre que l'attachement pouvait se manifester même dans la vertu, il m'avait également fait voir que le caractère négatif que j'attribuais inconsciemment à l'argent et au commerce de ma musique était purement arbitraire et subjectif. Et ce fut une véritable révélation tant j'étais convaincu que ces assertions étaient aussi vraies que le ciel est bleu. Autant consterné qu'amusé, je constatais avec étonnement qu'un pan de ma personnalité se fissurait devant mes yeux. Mon rapport à l'argent, un trait qui me définissait beaucoup plus que je l'imaginais, ce trait s'effaçait en même temps qu'il se redessinait, entrainant par le fait même la modification soudaine de la personne que j'étais. C'était très étrange. Il ne s'agissait pas seulement de changer d'avis à propos d'un sujet, c'était beaucoup plus profond que cela. Le fait de de ne plus considérer l'argent comme un mal nécessaire - en même que de prendre conscience que cette conception avait façonné de manière importante ma personnalité pour une grande partie de ma vie adulte - cela mettait pleinement la lumière sur le processus égotique à propos duquel mes lectures tentaient tant bien que mal de m'éduquer. 

Il y a une différence entre appréhender un concept avec la tête et le vivre, le ressentir. Ce ne sont pas tous les concepts qui ont la possibilité d'être incarnés mais en ce qui concerne l'égo, le dualisme et le non-attachement, bien que lire à ce sujet soit un bon départ, cela ne suffira pas si on veut les comprendre entièrement étant donné que les concepts en question concernent la nature même notre être. D'où la difficulté, on manque de distance, ce qui est plutôt normal étant donné qu'il s'agit de soi... Comment faire alors pour se voir autrement ? adopter une perspective différente que celle que l'on a depuis toujours sur soi ? Cela est très difficile. Il faut arriver à se déjouer, à se perdre de vue, mais de manière sincère, tout en lâchant prise et accepter de ne pas savoir d'avance où cela mènera... C'est ce qui m'est arrivé je crois lorsque j'ai pris la décision d'aller contre ma nature et de prendre un cours d'artiste/entrepreneur. Aussi, mes lectures du moment et la quête avide de sens qui m'habitait m'ont paradoxalement permis de me désorienter, de m'éloigner de mes repères habituels, comme si je manipulais une boussole dont je comprenais mal le fonctionnement. Et le visionnement de Big Fish - un genre de conte initiatique - a provoqué la petite étincelle qu'il a fallu pour que le bûcher mis en place par mes lectures et le curieux cours que je prenais sur le commerce de ma musique s'embrase, jetant ainsi une lumière qui me permettrait de devenir le spectateur de mon propre égo ! Ce qui ne serait rien comparé à la gigantesque explosion qui retentirait quelques jours plus tard, on y reviendra...


 

Quant à « Pis moé j'm'en crisse, fume ou fume pas, c'est l'même problème, moé j'en ai pas, comprends-tu ça, comprends-tu ça ? » , ça a pris du temps, mais oui, j'ai fini par comprendre ; comme avec l'argent, faut juste pas s'attacher, d'un bord comme de l'autre..!

 

* Un koan est une brève anecdote ou un court échange entre un maître et son disciple, absurde, énigmatique ou paradoxal, ne sollicitant pas la logique ordinaire.

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