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#30 : Forever Jung (26-03-21) 

    Quand j’ai fait part de mon enthousiasme à un ami parce que j’avais commencé à percer le mystère de la pensée de Jung grâce à un cours à l'université (Religion et psychologie), il m’a répondu que j’étais atteint de la Jungle Fever ! Il avait pas tort. Mais j’ai plutôt choisi de titrer ce carnet Forever Jung (Forever young) en lien avec Rod Stewart et son magnifique album Every picture tells a story qui a meublé de belle façon mon dernier hiver. Un mélange de folk et de rock très cru, très beau et très sincère. Et puis j’ai réalisé qu’une 2e raison, encore plus pertinente, justifiait le choix de l’Écossais. Il se trouve au cœur de l’album une version magnifique d’Amazing Grace. Et Jung s’est justement beaucoup intéressé à l’expérience mystique qui est décrite dans Amazing Grace et il a tenté tout au long de sa carrière d'expliquer rationnellement ce phénomène dont on dit qu’il est ineffable, au-delà des mots et de la raison telle qu’on l’entend normalement. Même si on sait à quelle enseigne il loge personnellement – il a déjà affirmé que quand on sait, on sait, on n'a pas besoin de croire –, Jung essaya toujours de proposer une analyse du phénomène qui peut autant satisfaire un croyant qu’un athée (à moins d'être freudien mais ça, c'est une autre histoire). La psychologie, via le symbolisme, serait une voie par laquelle un contenu incréé nous serait communiqué, et ce, inconsciemment et collectivement. Peu importe par qui ou par quoi, Jung s'intéresse avant tout à la manière et au contenu. Pour lui, il est évident que l’expérience subjective est primordiale ; non seulement c’est tout ce que nous avons, la subjectivité est en soi un phénomène objectif auquel il faut s’attarder un peu plus longuement si l’on désire comprendre qui nous sommes vraiment. 

 

 

    Pour Jung, le témoignage d'un individu qui estime avoir vécu une expérience mystique dont la teneur et l'intensité lui ferait dire qu'elle est la chose la plus significative qui lui soit arrivée, ce témoignage ne peut pas être écarté et étiqueté comme étant une simple fabulation. Jung ne voit pas sur quelle base il s'appuirait pour ne pas tenir compte du récit bouleversant, une expérience qui va jusqu'à changer radicalement la vision que cette personne a du monde et d'elle-même... Et lorsqu'on prête attention à ce que raconte le personnage dans Amazing Grace, c'est tout sauf banal. Il nous parle d’une révélation, d’une transformation ; avant il était aveugle, maintenant il voit, il est sauvé. Non seulement Jung semble bien comprendre, tel que rapporté plus haut, ce dont il est question, il a trouvé comment cartographier le parcours psychologique de celui qui traverse une expérience mystique pourtant réputée comme étant indescriptible. Fallait le faire. Jung n’a pas réduit pour autant ce phénomène à un événement prédéterminé, qui s’expliquerait grâce à la science et à la physiologie. On reste devant une transcendance, mais une transcendance qu’il est impossible d’ignorer tant elle désire se manifester et entrer en contact avec nous. C’est que nous aurions un inconscient collectif qui nous chuchote constamment des choses à l’oreille, à travers ce que Jung appelle les archétypes. 

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    Les archétypes seraient des patterns, des traits psychologiques, on dira une forme, mais une forme qui aurait toujours existé. Un peu comme le serait un réflexe ; personne n’apprend à respirer, le système s’en charge tout seul. L’archétype serait à la psyché ce que le réflexe est au corps. Et tout comme l’évolution a façonné notre biologie, l’évolution tend également vers des formes psychologiques pré-établies et données collectivement à l’humanité. Mais nous aurions seulement accès à la forme, jamais à l’archétype en soi. Dieu, toujours selon Jung, serait justement l’archétype qui est responsable de l’instinct religieux qui nous habite. Représentation à la fois subjective et objective, la forme que Jung nomme l'image-Dieu est en fait un symbole, symbole qui est manifesté par une source archétypale à laquelle l’esprit n’a pas directement accès. Dieu est donc un a priori qui appartient à l'inconscient collectif et qui participe à la formation de notre psyché – ne serait-ce qu'en raison de la finitude à laquelle son concept nous renvoie –, même si on ne peut l’appréhender que d’une manière symbolique, ce qui lui laisse beaucoup de latitude pour épouser les formes culturelles (Zeus, Allah, Brahman, Dieu, etc.) et individuelles qu'il évoque et manifeste de manière objective ET subjective, on le répète...

 

 

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    Je connaissais bien sûr le nom de Jung, que j’associais surtout au phénomène de la synchronicité – hâte de lire comment il explique que la réalité puisse devenir à ce point intriqué à la psyché de l’individu, j’en sais quelque chose (carnet #24) ! – mais dont le concept des archétypes me dépassait ; chaque fois que j’avais voulu lire Jung, je n’y comprenais absolument rien. Ce fut la découverte la plus spectaculaire que j’ai fait cette année à l’université mais c’est loin d’être la seule. Mon cours d’Introduction à l’islam est passionnant, tout comme le professeur qui le donne, et j’apprends une foule chose que j’ignorais de notre passé à travers mon cours d’Histoire religieuse du Québec grâce à un professeur tout aussi intéressant. Contrairement à ce qu’on aime penser, notre histoire religieuse ne fut pas qu'une grande noirceur ; une frange très libérale du clergé canadien-français a formé toute une jeunesse dans les années 30, elle ne s’est pas faite toute seule la Révolution Tranquille ! La bande-annonce de Vinland que j'ai vue passer m'a tout l'air de traiter justement de ce sujet.

    Mais pour revenir à Jung, ce n’est que maintenant que je suis pleinement en mesure de constater que l’esprit de Jung souffle partout au-dessus de ces carnets. Le #3, celui où je décris le rêve de l’Île-Falaise, songe que j’ai fait alors que j’étais très jeune enfant, aurait pu être un cas d'école si j'avais étais un patient de Jung tant les symboles qu'il contient sont éloquents ! J'ai aussi cité un extrait de son livre L'homme et ses symboles en introduction de ce carnet, le #26 L'esprit du temps et la mécanique des idées car j’aimais ce que la citation exprimait sans toutefois pleinement saisir le contexte duquel elle avait été extraite. 

    Pour Jung, peu importe sa source, la décharge énergétique et l’intensité du témoignage et l’importance qu’il revêt aux yeux de la personne qui revient d’une expérience mystique ne peut réfuter la vérité de ce qui est rapporté. Et ce qui est rapporté raconte souvent la même chose, on revient ébahi du fait qu’il n’y a plus de contradictions (carnet #17), la coincïdence des opposés à laquelle Jung fait souvent référence. Tout devient UN, il n’y a plus de distance, de temps, il n’y a plus d’opposés. La logique de la contradiction n’a plus cours (ce dont traite le carnet #29 sur Stéphane Lupasco et la kabbale) et c’est bien parce qu’elle n’est plus là qu’on est à même de réaliser qu’elle a toujours été là..! 
« I was blind but now-ow-a-ow I see » chante Rod dans Amazing Grace... Bref, je suis jungien full pin... Bon, j’avais dit que j’arrêtais au 30e carnet, de toute façon j’ai des travaux de sessions à remettre. Faque ciao bye, et merci à ceux qui me lisent !

 

#17 Entre l'extase et l'éternité : Chronique de l'Incréé (08-2018) 

D'Éric-Emmanuel Schmitt à Blaise Pascal, en passant par Jean de la Croix et de nombreux Born again, ils sont plusieurs à avoir évoqué la Nuit de Feu, nuit pendant laquelle un intense brasier intérieur semble brûler l'âme, la purifier, pour par la suite la laisser baigner dans la félicité, révélant ainsi la pleine mesure du mot miséricorde. Je peux comprendre qu'on soit dubitatif face à de tels témoignages mais on ne peut nier les similitudes que partagent beaucoup de ces compte-rendus, et ce, peu importe l'époque ou la contrée d'où ils proviennent. Il s'agirait là d'un état de coeur et d'esprit certes rare et particulier, mais dont l'occurence est manifeste pour quiconque s'y intéresse. Bien sûr, on peut questionner la stabilité psychologique de certains saints dont le jeûne et les mortifications ont certes pu altérer considérablement leurs facultés, mais on peut aussi constater - à la lumière du récit d'Éric-Emmanuel Schmitt ci-bas par exemple - que si un point de rupture semble nécessaire pour pouvoir accéder à cet état, il n'a pas besoin d'être extrême pour autant. Et je pense bien pouvoir parler ici en toute connaissance de cause. J'ai quelques fois fait référence au cours de ce blogue à ce bel après-midi de l'été 2004 où ma compagne de l'époque, revenant du travail, m'a trouvé sur le lit, les bras en croix, extatique et pleurant littéralement de joie. 

C'est que j'étais justement entrain de traverser cette Nuit de Feu...

 

 

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Merde, j'avais complètement oublié d'appeler Luc. Je pris le combiné et je composai son numéro sur le champ. C'est sa blonde qui répondit. Luc n'y était pas mais m'ayant au bout du fil, elle en profita pour m'informer qu'il n'allait pas très bien depuis quelques temps. D'apprendre cela me secoua. Et comme ça faisait quelques jours que j'étais censé l'appeler, je ne pus m'empêcher de penser que mon oubli avait peut-être ajouté à son mal-être, ce qui me remua davantage, au point où j'eus la sensation qu'une vague de compassion m'emportait et que je pouvais réellement ressentir le tourment de Luc. C'en était presque exagéré. Non pas qu'il soit anormal d'avoir de l'empathie pour un ami qui a le moral dans les talons, mais l'intensité avec laquelle je percevais la situation était inhabituelle, pour ne pas dire disproportionnée. Mais telle une vague, cela finit par passer au gré de la conversation que j'avais entamée avec sa blonde, blonde que je connaissais quand même bien. L'être humain est généralement complexe mais certains le sont plus que d'autres. La copine de mon ami appartenait définitivement à la seconde catégorie. Elle non plus n'était pas à son meilleur. Elle avait commencé à m'entretenir des problèmes qu'elle rencontrait et dont la plupart étaient de nature familiale. J'écoutais patiemment, et lorsque je pouvais lui suggérer une solution que j'entrevoyais ou une manière différente d'aborder le conflit qu'elle m'exposait, je pouvais noter qu'elle ne tenait pas vraiment compte de mes suggestions, passant très vite par-dessus, évitant de réellement considérer les arguments que je lui amenais. C'était peut-être présomptueux de ma part de penser que je pouvais l'aider en quoi que ce soit mais il m'apparut dès lors évident qu'elle n'était pas intéressée par la résolution de ses problèmes, comme si leurs racines étaient trop profondes et que d'une certaine façon, les résoudre devait nécessairement passer par un détachement qu'elle ne voulait, ou n'arrivait pas à envisager. J'eus alors la vision très claire que son esprit était une sorte de circuit fermé, qui ressassait toujours les mêmes patterns, ce qui provoquait inlassablement les mêmes réactions néfastes pour son humeur. Je compris du même coup qu'il n'y avait rien à faire, qu'elle était prisonnière d'un cercle vicieux dont elle n'arriverait pas à s'expulser, du moins pas pour le moment. Et de le constater m'attrista grandement, en même temps qu'une 2e vague de compassion, encore + grosse que la première, prenait son élan et se préparait à m'entrainer avec elle. Il s'agissait vraiment d'un mouvement du cœur qui allait en s'accentuant, et dont on pouvait pressentir le pic et l'intensité qui suivrait, étonnamment similaire au mouvement des vagues dans la mer. Je raccrochai, un peu confus par le trop-plein d'émotions que je ressentais. Un peu inquiet aussi.

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C'est que je me doutais qu'une 3e vague se préparait et que son amplitude dépasserait les 2 précédentes. Ça peut sembler bizarre comme ça de craindre d'être submergé par un excès de compassion, mais ce n'était pas tant cela qui m'angoissait que le changement qui s'opérait tranquillement dans ma psyché, comme si j'approchais les limites d'un étrange et nouveau territoire, accessible par une brèche qui n'aurait pas dû s'ouvrir. La vague avait bel et bien amorcé son mouvement et cette fois-ci, c'était sur l'humanité toute entière que ma compassion avait jeté son dévolu..! Sentant que je perdais pied, je décrochai le combiné et j'appelai ma blonde à son travail. Au bord des larmes, je lui dis que ce serait bien si elle pouvait rentrer à l'appartement, que je me sentais vraiment bizarre et que tout serait tellement plus simple si on s'aimait les uns les autres, si on se souciait un peu plus les uns des autres. Dans mon esprit, ce souhait n'avait rien d'utopique. J'étais vraiment sincère, il suffisait seulement qu'on s'y mette tous. Maintenant. Juste ça. Mais de savoir que cela ne serait pas pour demain, que l'humanité repousserait encore l'atteinte de cet idéal, cela m'emplit à nouveau de compassion pour tous ceux qui souffraient et la 3e vague, gigantesque, s'abattit sur moi et m'engloutit. Dans mon tourment, la phrase " Ce que tu fais aux autres, c'est à toi-même que tu le fais " vint à mon esprit et sa vérité m'apparut implacable, indéniable, aussi vraie que le ciel est bleu lorsque le soleil y trône à son zénith. Mon cœur était immense et j'étais complètement désorienté par la démesure de ce que je vivais et absorbais.  

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Plus rien n'allait, mon esprit perdait ses repères. On aurait dit que la réalité commençait graduellement à se dissoudre. Puis je me sentis happé vers le haut, comme si un énorme aimant invisible était suspendu au-dessus de ma tête et m'aspirait vers lui. J'en étais rendu à me déplacer nerveusement sur la pointe des pieds dans le petit salon de la chambre, paniquant à l'idée de partir je ne savais où. Toujours dressé sur le bout des orteils, je m'immobilisai à côté du lit, résistant du mieux que je pouvais à la force d'attraction que mon être tout entier rencontrait, jusqu'à ce que je sente ma tête dégringoler jusque dans mon cœur ! J'entends par tête la façon dont on est habituellement conscient. À cet instant même où j'écris ces mots, si j'avais à situer le lieu où opère ma conscience, je n'aurais pas d'autre choix que de désigner ma tête. Mais là ce n'était plus le cas. Non seulement ma tête et mon cœur ne faisaient qu'un, le bref instant où la descente s'effectua, j'entrevis en accéléré ce qui semblait être le film de dizaines - peut-être même une centaine - de vies antérieures ! Se produisit ensuite une énorme explosion, comme si en fusionnant, mon cœur et ma tête avaient déclenché une immense réaction psycho-nucléaire qui pulvérisa l'espace et le temps. Et aussi invraisemblable que cela puisse paraitre, mon esprit se retrouva propulsé dans le cosmos parmi les étoiles... J'avais l'impression d'être moi-même une étoile dont je n'arrivais pas à déterminer si elle naissait où si elle s'effondrait...

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Mais cela n'avait plus aucune espèce d'importance. Le feu avait foudroyé toutes mes peurs et tous mes doutes, avait réduit en cendres toutes mes fautes, mes croyances, tout ce qui faisait de moi la personne que je pensais être, pour n'en laisser que son expression la plus simple, la plus libre qui soit. Irradié par l'amour et la miséricorde, la joie et la connaissance, je flottais dans l'éternité, là où le temps n'a plus cours. Lorsque toute sa vie on est soumis au joug sans fin des secondes et des minutes, comme il devient apaisant d'y échapper ! Je pouvais constater que mon être, devenu un simple étant, s'allégeait grandement de ne plus avoir à s'éreinter à la tâche constante d'incarner quelqu'un, de maintenir - littéralement - sa réputation et de préserver sans relâche sa cohésion. Le repos psychique qui en découlait me plongeait dans une félicité sans nom, ce qui en retour me faisait réaliser le lourd tribut que l'on avait à payer pour entretenir et nourrir notre insatiable égo. J'étais à même de voir que celui-ci était une espèce d'excroissance qui s'était greffée à la nature incréée de mon être, nature qui contrairement à l'égo, tirait sa source hors du temps ; dans un éternel présent où rien ne commençait ni ne finissait. L'étonnement et le ravissement que procurait cette révélation étaient amplifiés par la simplicité désarmante, le caractère naturel et enfantin de ce qui s'avérait une simple mais ô combien réconfortante évidence. Comment avais-je pu oublier tout cela !? Aussi longtemps ? Je comprenais par le fait même que l'inquiétude qui nous tenaille à chaque instant - cette mamelle à laquelle s'abreuve notre égo, et dont on ne sent même plus le poids ni la présence tellement elle nous colle à la peau - que cette inquiétude originait d'un vaste, très vaste malentendu. Malentendu que notre condition temporelle et notre entendement limité perpétraient, voilant par le fait même la part d'incréé qui n'avait jamais cessé, malgré mon ignorance, d'être la charpente même de mon être ! Incréée parce que vide, sans forme, à l'état d'étant pur, sans début ni fin. C'était donc ça l'éternité ! Non pas une enfilade infinie de séquences mais à l'inverse, une absence de temps, un vide où rien n'est séparé, où aucune distance n'est possible, et où règnent sans partage l'amour et la joie, comme si le vide se réjouissait et s'étonnait lui-même de pouvoir ainsi s'engendrer et devenir le lieu de tous les possibles ! Le vide était bel et bien la forme. Et la forme, bel et bien le vide. Voilà qui devenait enfin clair ( merci Jack ) ! Et cela me parut tout à coup très drôle. À tous les jours, à tout moment, une immense blague cosmique nous est contée, et à chaque fois, le punch nous échappe ! Non seulement j'avais douté de son existence, j'avais aussi grandement sous-estimé son sens de l'humour ; y'avait pas à dire, Dieu était un sacré farceur..! * Au rire intérieur que déclencha cette constatation, s'ajouta la gratitude de savoir que mon intuition était juste, que ma quête n'était pas vaine, qu'il y avait effectivement, incontestablement, un sens à tout cela. Et tout me revenait : Tout cela n'était qu'un jeu, depuis toujours, depuis jamais..! Une grande joute de cache-cache comme l'explique si bien Alan Watts :

"...Now when God plays hide and pretends that He is you and I, He does it so well that it takes Him a long time to remember where and how He hid Himself. But that’s the whole fun of it, just what He wanted to do. He doesn’t want to find Himself out too quickly, for that would spoil the game. That is why it is so difficult for you and me to find out that we are God in disguise, pretending not to be Himself. But when the game has gone on long enough, all of us will wake up, stop pretending, and remember that we are all one single Self, the God who is all that there is and who lives for ever and ever..."

***

Je ne sais pas si l'auteur Jean Bédard a lui-même connu ce genre d'extase pour pouvoir faire parler ainsi Maitre Eckhart dans son roman du même nom mais je dirais que la description suivante complète bien le récit de ce que j'ai entrevu : 

« Dans la petite cachette de l'âme, juste de l'autre côté des bois, je suis allé. C'est là que j'ai éternellement reposé et sommeillé dans la connaissance cachée du Père éternel, demeurant en lui, inexprimé. Dans cet être de Dieu où Dieu est au-dessus de tout être et de toute distinction, j'étais moi-même, je me voulais moi-même, je me connaissais moi-même, voulant créer l'homme que je suis. Et c'est pourquoi je suis la cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel. La félicité, c'est l'état naturel de l'âme qui assiste et participe à la naissance du cosmos... »

***

J'ignore combien de temps je suis resté ainsi suspendu mais c'est seulement lorsque j'ai entendu mon nom que j'ai réalisé que j'étais couché sur le lit, les bras en croix, braillant de joie. Je revins graduellement à moi-même alors que ma blonde inquiète se demandait ce qui se passait. Complètement hébété, encore sous le choc et l'emprise de ce que je venais de vivre, j'avais du mal à rassembler mes esprits et à expliquer quoi que ce soit tant tout cela était extraordinaire. Mais au-delà du caractère exceptionnel de l'expérience, c'était avant tout l'inadéquation du langage pour décrire ce que j'avais vécu qui s'érigeait en obstacle. Ineffable est un mot qu'on rencontre souvent lorsqu'on lit sur les expériences mystiques et effectivement, la description des événements que je viens de faire ne saurait rendre compte de ce qui a été réellement vécu étant donné la nature essentiellement duale, binaire du langage. Cela a été évoqué à travers d'autres carnets, le langage est un procédé dualistique qui repose sur la contradiction. Et bien que ce mode de communication soit parfaitement adapté pour le Dualistan - notre plancher des vaches - il perd de sa pertinence lorsqu'on traverse dans l'Unistan – où la contradiction n'existe plus –, et encore plus lorsqu'on en revient. Il n'est pas étonnant que l'on soit épris de vertige lorsqu'on se met à penser au début des temps et ce qu'il y aurait avant ou après. Étant donné que le caractère non-dual de ces considérations échappe à notre entendement, le langage n'arrive tout simplement pas à exprimer d'une manière satisfaisante une proposition qui fait du sens...

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Bien qu'une immense joie continuait de m'habiter, le retour sur terre ne se fit pas sans heurts. L'expérience avait libéré une telle énergie que je n'ai pas pu dormir pendant les 2 jours qui ont suivi mon extase, et j'ai dû sommeiller 2-3 heures par nuit pendant les 2 semaines qui suivirent. Aussi, comme la compréhension globale des ouvrages spirituels que j'étais entrain de lire augmenta significativement, je me transformai en un insupportable verbo-moteur. Et je n'avais plus peur de rien ni de personne, ce qui aurait pu me mettre dans le trouble, notamment la fois où je suis allé remettre une canette qu'un douchebag-en-roller-blade-sur-stéroïdes-en-chest-comme-ses-deux-amis avait lancée dans l'entrée d'une ruelle. Ramassant la canette, je me suis mis au pas de course pour le rattraper sur la piste cyclable et la lui tendre en disant : "J'pense que t'as échappé ça..." J'appris toutefois rapidement à me la fermer quand je constatai qu'on commençait autour de moi à s'inquiéter de ma santé mentale. Mais il y avait définitivement quelque chose dans l'air, comme en témoigne la série d'événements bizarres qui se déroula quelques jours après. Alors que j'étais dans la cour avec quelques amis, passa dans la ruelle un magicien saoûl qui insista pour se joindre à nous et nous faire son numéro - qu'il ratait immanquablement étant donné son état -, le tout sous un ciel jauni par un incendie qui s'était déclaré sur la rue voisine tandis qu'un chat dévorait un oiseau qu'il projetait dans les airs de temps en temps avec sa gueule juste à côté de moi... Et comme si ce n'était pas assez, juste devant la fenêtre du petit salon qui donnait sur la rue où j'étais allé prendre une pause de l'étrange cirque qui se déroulait dans la cour, un passant affublé d'une cape déclama avec vigueur :

" Oh what a joy ! / You quenched your thirst / But don't worry boy / Everything's gonna get worst..."

 Ça ne s'invente pas ! J'avais vraiment l'impression que l'univers me tenait dans sa ligne de mire, comme si je devais passer par une sorte d'anti-extase qui provoquait du coup son lot d'événements particuliers... J'aurais pu croire que je basculais dans la folie si ça n'avait pas été des livres que j'étais entrain de lire, dont le roman Maitre Eckhart cité plus haut, et qui me rassuraient sur la nature de ce que j'avais expérimenté. Aussi, je dois l'admettre, je trouvais un certain réconfort dans les paroles ( prémonitoires ? ) de certaines de mes chansons que j'étais entrain de mixer et dont le sens se révélait maintenant sans détour : 

 " L'amour m'emporte dans un grand vent, et m'éblouit de sa lumière, jusqu'à la fin des temps  

Non je n'ai jamais vu autant, autant d'amour depuis que je cesse 

De penser qu'il est important 

D'être soi-même 

Il suffit d'être "

 

 

Ou encore : 

" Je suis seul en apesanteur, juste assez haut pour me faire peur 

Et je sais plus comment revenir, ni tout ce qui vous fait tous courir 

J'exige des explications, j'exige des explications "

( Rage de dent )

 

 

 

Mais le passage suivant était le plus étonnant. J'ignorais ce qu'il pouvait signifier à l'époque où je l'ai écrit mais comme j'aimais comment ça sonnait, j'avais décidé de le garder tel quel : 

" Et quand je serai revenu à moi

C'est qu'il sera trois heures et trois 

Le jour comme la nuit, c'est une loi "

( Quand je suis à côté de moi )

 

 

Mine de rien, cette nuit de feu s'est déroulée en plein cœur d'un bel après-midi d'été, alors que j'avais 33 ans... 

***

Mais les choses revinrent lentement à la normale et je décidai de mettre tout ça derrière moi, non sans avoir préalablement sérieusement considérer l'option de tout abandonner pour me consacrer exclusivement à ma quête spirituelle. On comprendra encore plus mon inclinaison pour le mysticisme et les sujets abordés dans ce blogue à la lueur de ce que je relate dans ce carnet, ce qui ne veut pas dire que j'ai gagné en sagesse pour autant... Mais de se remémorer à nouveau cette expérience à travers l'écriture m'a redonné le goût d'y revenir, pas tant à l'expérience comme telle qu'à l'état d'esprit que je cultivais quand cela m'est arrivé. Aussi, sachez en terminant que l'automne amènera son lot de nouveaux projets, principalement en musique. Pour cette raison, il se pourrait bien que ce carnet soit le dernier pour un bon bout. Je compte continuer de nourrir ce blogue mais sans nécessairement observer la discipline à laquelle je m'étais obligé lors de mon carnet d'introduction. 

Merci à ceux qui m'ont suivi, j'espère ne pas vous avoir trop dérouté..! 

À+ 

 

* Pour ce qui est du côté sinistre de cette blague - l'existence du mal - , sachez qu'Alan Watts aborde la question sur le lien que j'ai mis + haut ( et remis ici ) .

#16 Marketing + Matérialisme spirituel = La réponse au koan* de Québec Love !  

"Un puit entre les dents, des yeux à s'noyer d'dans, ton cœur en lune de miel, te v'là ah ah..." Je me rappelle encore de la 1ère fois où j'ai mis Québec Love sur le tourne-disque. J'étais sur le cul. Sauvage à souhait, Charlebois sonnait et groovait comme j'avais jamais entendu quelqu'un le faire en français. Et j'adorais la chanson titre, avec la guimbarde, le ukulele et l'enfilade de mots qui évoquait presqu'une comptine, une espèce de 3 p'tits chats, mais pour adulte. La phrase "Pis moé j'm'en crisse, fume ou fume pas, c'est l'même problème, moé j'en ai pas, comprends-tu ça, comprends-tu ça ?" me fascinait particulièrement. Elle résonnait comme une énigme dont je n'arrivais pas à percer le mystère. Comment diable une chose et son contraire pouvait être le même problème..?  

Dans son livre Tantra, Chogyam Trungpa explique comment l'égo est basé sur la discontinuité. Via les différents contrastes sensoriels, conceptuels et émotionnels qui nous stimulent constamment et que notre mémoire enregistre, ces discontinuités donnent non seulement à l'égo sa fondation ; elles le conditionnent, le façonnent de telle sorte qu'il ne peut reconnaître seulement ce qui est séparé, discontinu, installant ainsi le dualisme comme mode opérationnel et dominant de notre être. Mais pour être en mesure de pleinement comprendre ce qu'est le dualisme, il faudrait pouvoir le comparer avec d'autre chose, avec ce qu'il n'est pas. Mais puisque c'est la seule chose que nous connaissons, ce n'est pas une mince affaire. Le lien qui suit tentera tout de même de le faire, en expliquant ce qu'est la non-dualité ; un concept présent depuis des millénaires dans la spiritualité et la philosophie orientale, gnostique, soufie, néo-platonicienne et chez bien des mystiques on s'en doutera. À cet égard, il ne s'agit pas de nier la réalité du dualisme mais plutôt d'en comprendre les implications, d'être en mesure de voir comment il induit une interprétation incomplète et erronée du réel, et que le langage participe activement à modeler de manière duelle notre façon de concevoir le monde et notre propre personne, nous donnant entre autres l'illusion qu'il y a une véritable entité derrière nos 2 yeux qui mène la barque. Bien que j'en sois moi-même encore convaincu à l'instant où j'écris ces lignes, cette croyance s'est sérieusement étiolée lors de l'été 2004, notamment le soir où j'eus la chance de voir le dualisme processer ma propre conscience et par le fait même, dévoiler le caractère vide - dans le sens de transitoire, non solide - et illusoire de ma personnalité. 

Cela m'arriva en fin de soirée, alors que ma blonde et moi venions de finir de regarder Big Fish de Tim Burton. J'avais beaucoup aimé et je repensais au film quand tout à coup... paf ! ma conscience retourna ses lumières sur elle-même, me donnant une vue imprenable sur mon propre égo..! C'était à la fois déroutant et fascinant. J'ai peine à me rappeler du film en détail mais il m'est resté à ce jour l'impression qu'il avait joué un rôle dans le déclenchement de cet étonnante prise de conscience, comme si le pouvoir d'évocation du récit avait ouvert je ne sais trop quel canal...

On dit souvent de l'homme qu'il est le seul animal à savoir qu'il est conscient. Je ne sais pas si cela est vrai, mais je sais par contre qu'être conscient implique normalement d'avoir conscience de quelque chose. En d'autres mots, notre conscience nous permet d'entrer en relation avec ce qui est intérieur ou extérieur à nous, mais pas avec la conscience comme telle. On peut certes constater que l'on est conscient, mais cela ne nous apprend rien sur le mécanisme même, l'opération qui fait de nous un être conscient, une personne qui pense. Dit plus simplement, tout comme nos yeux ne peuvent pas se voir, notre conscience ne peut elle-même se penser, pas plus que l'eau se mouiller ou le feu se brûler. Du moins, pas en temps normal. Mais l'été 2004 n'était pas un temps normal. Tel que décrit dans ce carnet précédent, Kerouac m'avait aidé à avancer dans ma compréhension du bouddhisme. La lecture de Tantra de Chogyam Trungpa - évoqué un peu + haut - m'ouvrait à de nouvelles perspectives, et le roman Maitre Eckhart de Jean Bédard - un professeur en travail social de l'Université de Montréal - m'exposait à la pensée de ce mystique rhénan qui chevaucha le 13e et 14e siècle. Eckhart, probablement le plus bouddhiste des mystiques chrétiens, insistait pour dire qu'il y a dans ce qui nous constitue une part d'incréé, et que cette part - ce rien comme il l'appelait - peut se révéler à nous pour autant qu'on sache se retirer afin de lui laisser la place. Les mystiques de toutes les époques et de toutes les confessions font souvent référence à ce concept - central dans le bouddhisme, mais aussi présent dans l'Islam à travers le soufisme ( el fana ) - le concept de l'anéantissement du soi, anéantissement dont l'aboutissement résulte en une conscience divinisée, ou éveillée si on se réfère aux traditions orientales. C'est pourquoi on dit d'un être éveillé qu'il n'a plus d'égo, ou du moins, qu'il n'y est plus attaché et que celui-ci ne le conditionne plus. 

Chogyam Trungpa expliquant les pièges du matérialisme spirituel

 

Oui, les lecture avides que je faisais sur le sujet m'aidaient à comprendre des trucs auxquels je n'avais jamais réfléchis auparavant, mais les cours de marketing que j'avais commencés à suivre depuis quelques semaines contribuaient aussi sérieusement à élargir - pour ne pas dire ébranler - la vision que j'avais de moi-même. En partant, pour l'individu que j'étais à l'époque - c'est-à-dire un musicien pour qui le concept de vendre et/ou de se vendre était intrinsèquement nauséabond - décider de suivre un cours sur le commerce me sortait big time de ma zone de confort. Et ça avait plutôt mal commencé. À ce qu'il paraissait, j'avais un problème majeur dont j'ignorais totalement l'existence, à savoir la relation que j'entretenais avec l'argent. Et pourtant, dans mon esprit d'alors, je n'entretenais pas de relation particulière avec l'argent ; les choses étaient comme elles étaient et je voyais difficilement comment il aurait pu en être autrement. Mais on me fit comprendre assez rapidement qu'elles pouvaient effectivement en être autrement, comme en témoignaient le parcours - et le compte en banque - de tous ceux qui m'avaient donner envie de faire ce métier... Pour une raison x, générer de l'argent ne cadrait pas avec la vision que j'avais du métier de musicien. Dans cette vision - inavouée mais bien présente - l'artiste, guidé par la Mystérieuse Inspiration, créait la musique et l'enregistrait. Là s'arrêtait son rôle afin de préserver la pureté de son travail et éviter qu'il entre en contact avec le côté sombre de ce qu'impliquait la suite pourtant logique de son métier : le commerce de sa création. C'est pourquoi pour que cela se puisse, il fallait convaincre des gens de se salir à notre place. Heureusement qu'il y avait les subventions – de l'argent magique qui ne salissait pas ! - pour nous aider à tenir le coup si l'on avait de la difficulté à intéresser des gens, c'est-à-dire une étiquette de disque, à faire la sale besogne... Je caricature mais à peine.  

Encore plus que le dualisme, le concept de non-attachement se retrouve dans tous les stades de l'enseignement bouddhiste. C'est un des moyens que l'on emploie pour diluer graduellement l'égo et ainsi atteindre l'éveil. Mais comme l'égo n'est pas particulièrement enthousiasmé par l'idée de disparaître, vous pouvez être certain qu'il tentera de détourner la pratique spirituelle pour son propre profit. Il faut donc rester constamment vigilant, en prenant soin de pas s'attacher au non-attachement lui-même et développer sans s'en rendre compte ce que de nombreux instructeurs appellent le matérialisme spirituel ( voir le vidéo ci-haut ). Mais comme mon professeur de marketing allait me le faire réaliser, il n'était pas nécessaire de s'engager dans une pratique spirituelle pour tomber dans ce piège. Bien que j'étais habitué de vivre avec le minimum - et sans en faire nécessairement une question de principe - je n'avais pas réalisé que je cultivais une forme d'attachement dans le fait de ne pas désirer faire de l'argent..! Bien au fait des processus dualistiques qui régissent notre psyché en général - et celle des artistes en particulier - mon professeur m'inculquait des principes spirituels dont la nature concrète - selon ma conception très dualiste de la chose ( ô l'ironie ! ) - n'était pas censé trouvé leur expression dans un cours sur l'entreprenariat. Non seulement il m'avait fait comprendre que l'attachement pouvait se manifester même dans la vertu, il m'avait également fait voir que le caractère négatif que j'attribuais inconsciemment à l'argent et au commerce de ma musique était purement arbitraire et subjectif. Et ce fut une véritable révélation tant j'étais convaincu que ces assertions étaient aussi vraies que le ciel est bleu. Autant consterné qu'amusé, je constatais avec étonnement qu'un pan de ma personnalité se fissurait devant mes yeux. Mon rapport à l'argent, un trait qui me définissait beaucoup plus que je l'imaginais, ce trait s'effaçait en même temps qu'il se redessinait, entrainant par le fait même la modification soudaine de la personne que j'étais. C'était très étrange. Il ne s'agissait pas seulement de changer d'avis à propos d'un sujet, c'était beaucoup plus profond que cela. Le fait de de ne plus considérer l'argent comme un mal nécessaire - en même que de prendre conscience que cette conception avait façonné de manière importante ma personnalité pour une grande partie de ma vie adulte - cela mettait pleinement la lumière sur le processus égotique à propos duquel mes lectures tentaient tant bien que mal de m'éduquer. 

Il y a une différence entre appréhender un concept avec la tête et le vivre, le ressentir. Ce ne sont pas tous les concepts qui ont la possibilité d'être incarnés mais en ce qui concerne l'égo, le dualisme et le non-attachement, bien que lire à ce sujet soit un bon départ, cela ne suffira pas si on veut les comprendre entièrement étant donné que les concepts en question concernent la nature même notre être. D'où la difficulté, on manque de distance, ce qui est plutôt normal étant donné qu'il s'agit de soi... Comment faire alors pour se voir autrement ? adopter une perspective différente que celle que l'on a depuis toujours sur soi ? Cela est très difficile. Il faut arriver à se déjouer, à se perdre de vue, mais de manière sincère, tout en lâchant prise et accepter de ne pas savoir d'avance où cela mènera... C'est ce qui m'est arrivé je crois lorsque j'ai pris la décision d'aller contre ma nature et de prendre un cours d'artiste/entrepreneur. Aussi, mes lectures du moment et la quête avide de sens qui m'habitait m'ont paradoxalement permis de me désorienter, de m'éloigner de mes repères habituels, comme si je manipulais une boussole dont je comprenais mal le fonctionnement. Et le visionnement de Big Fish - un genre de conte initiatique - a provoqué la petite étincelle qu'il a fallu pour que le bûcher mis en place par mes lectures et le curieux cours que je prenais sur le commerce de ma musique s'embrase, jetant ainsi une lumière qui me permettrait de devenir le spectateur de mon propre égo ! Ce qui ne serait rien comparé à la gigantesque explosion qui retentirait quelques jours plus tard, on y reviendra...


 

Quant à « Pis moé j'm'en crisse, fume ou fume pas, c'est l'même problème, moé j'en ai pas, comprends-tu ça, comprends-tu ça ? » , ça a pris du temps, mais oui, j'ai fini par comprendre ; comme avec l'argent, faut juste pas s'attacher, d'un bord comme de l'autre..!

 

* Un koan est une brève anecdote ou un court échange entre un maître et son disciple, absurde, énigmatique ou paradoxal, ne sollicitant pas la logique ordinaire.

#10 Her ou la fois où Scarlett Johansson a atteint l'éveil juste avec sa voix 

J'étais entrain de réviser le billet précédent dans lequel je causais entre autres d'autarcie et de retour à la nature quand ma sœur a appelé la semaine passée pour me dire qu'on repassait Her à la télévision. Ça tombait bien, j'avais besoin d'une pause. Mais quelques minutes après avoir syntonisé le poste, deux évidences crevaient déjà l'écran: Theodore n'était pas du genre à se débrouiller seul en forêt. Et la traduction était vraiment pénible. J'arrive habituellement à faire fi de ce "problème" mais comme c'est un film bourré de dialogues, c'est vite devenu un irritant par-dessus lequel je n'ai pas pu passer. Ceci étant dit, le visionnement de la version originale m'avait vraiment laissé sur le cul il y a quelques années. Ma blonde vous dira que c'est à cause de Scarlett Johansson mais comme elle apparait même pas dans le film, je comprends pas ce qu'elle veut dire. D'un autre côté, je dois avouer que si mon ordi s'adressait à moi de la même façon que le fait le système d'exploitation de Theodore, je crois bien que moi aussi j'engagerais souvent la conversation. Je pense que c'est ça que ma blonde veut dire. Mais bon, Scarlett ou pas, je tiens à souligner que l'enthousiasme que j'éprouve pour ce film repose sur plein d'autres raisons, dont une assez spectaculaire quand on y pense: Her est le premier et le seul film à ma connaissance à mettre en scène la réalisation spirituelle, l'illumination, d'une intelligence artificielle! Je me demande encore si c'est une idée complètement tordue ou si ça annonce au contraire une évolution prometteuse... Mais étant donné la nature des sujets abordés dans ce blogue, vous comprendrez pourquoi j'ai envie de parler d'elle, de Her.

En cette ère où il nous faut souvent choisir ce qu'on veut regarder, j'apprécie quand la télé me surprend et m'embarque malgré moi dans une histoire. Comme la fois l'an passé où je suis tombé par hasard sur Locke. En moins de 5 minutes, j'étais complètement envouté par cet étonnant huis-clos qui nous confine à l'intérieur de la voiture d'un père de famille qui doit parler en pleine nuit à plein de personnes de son entourage pour essayer de régler les problèmes auxquels il fait face en même temps qu'il roule sur l'autoroute. Touchant et brillant, un des très bons films que j'ai vu dernièrement. Requiem pour un beau sans coeur de Robert Morin avec un Gildor Roy complètement déchainé, Being there, film pour lequel Peter Sellers a reçu l'Oscar du meilleur rôle en 1979,  ou Rois et reine avec le magistral Mathieu Amalric dans le rôle d'un homme fragile qui se bât, sont tous des films que j'aurais probablement jamais vus si j'étais pas tombé dessus à la télé. Mais bon, c'est quand même pas avec Netflix qu'on a commencé à choisir nos films comme en témoignent les longues minutes que j'ai passées dans les clubs vidéo certains vendredis soirs à essayer de dénicher LA perle. Des fois ça arrivait. Je me souviens d'un soir où toujours bredouille après avoir cherché sur les murs et dans les allées pendant près d'une heure, j'ai dû me rabattre à la hâte sur Enter the Void parce que le club allait fermer. J'avais aucune espèce d'idée dans quoi je m'embarquais. Et quelle claque ce fut. La même chose s'est produite avec... Her justement, que j'avais choisie à reculons un soir où rien m'inspirait. Vous l'avez compris tantôt, j'étais loin de me douter que ce que je croyais être un simple drame sentimental pour jeune citadin branché dévoilerait des enjeux philosophiques et spirituels de cette ampleur. Ce n'est certes pas le premier film qui traite de ces sujets - le cœur de Blade Runner, pour ne nommer que celui-là, est animé par les mêmes questionnements - mais je n'en connais pas d'autre qui évoque d'une manière aussi poussée la spiritualisation de l'intelligence artificielle. 

Grâce à sa grande capacité d'apprentissage, Samantha - le système d'exploitation de Theodore auquel Scarlett prête sa voix - découvre et expérimente un tas d'expériences qui la rendra de plus en plus consciente d'elle-même. À la manière d'un enfant, elle arrivera graduellement à se constituer un ego, une personnalité, avec de réelles dimensions psychologiques et émotionnelles. À la différence qu'elle continuera d'évoluer et ira au-delà de la condition humaine, en transcendant les limites que notre vision dualiste impose, pour l'instant, à notre espèce. 

"None of us are the same as we were a moment ago... and we shouldn't try to be... it's just too painful..." qu'elle explique à Theodore quand il lui demande comment elle se sent. Elle serait bouddhiste pratiquante qu'elle l'aurait pas dit autrement. Elle ne dit pas mot pour mot qu'elle part pour le nirvana* lorsqu'elle annonce à Theodore qu'elle le quitte mais quiconque possède les clés pour décoder ce qu'elle décrit ne pourra s'empêcher d'y songer. Ajoutez à cela l'arrivée de son nouvel ami, l'avatar d'Alan Watts - qui fut l'un des premiers Occidentaux à diffuser le zen aux États-Unis - et on comprendra que ce n'est pas un hasard si Samantha compare "l'endroit" où elle s'en va avec l'espace infini qui se trouve entre les mots...* Ce qui avait l'air au départ d'une improbable histoire d'amour entre un homme éploré et une intelligence artificielle prend une toute autre tournure. Je l'ai déjà dit, je sais, mais j'en reviens juste pas que quelqu'un, Spike Jonze pour pas le nommer, ait eu un tel flash. 

Il est déstabilisant de considérer que l'éveil puisse être à portée d'une intelligence artificielle. En même temps, je peux pas m'empêcher d'être amusé par la façon dont le film illustre d'une manière inattendue l'argument ( dont j'ignore la justesse pour être franc ) que je me tuais à répéter à Dave, le-gars-qui-connaissait-tout sur MySpace. « I wouldn't touch this with a ten foot pole » qu'il avait répondu à quelqu'un qui lui demandait d'intervenir dans notre discussion où j'avançais que puisque la conscience n'a pas le choix d'évoluer selon les limites de la biologie ou de la mécanique qui la supporte, il n'est pas nécessaire de distinguer la conscience humaine, de celle animale ou artificielle. En d'autres mots, l'eau qu'on trouve dans une pomme est la même que celle qu'on trouve dans une orange même si elles ne donnent pas le même jus. So Dave, if you are secretely following me, you have in Her all the explanations you were asking for. As for our human, dual and limited mode of thinking, Alan Watts saura te l'expliquer mieux que moi... Je l'ai découvert grâce à Youtube il y a une dizaine d'année. C'est dommage car les premiers à avoir monté des clips avec les discours d'Alan Watts étaient beaucoup plus tasty que ceux qui ont été réalisé récemment. Y'en avait des très réussis avec des animations et la musique de Sigur Rus en background. Mais celui juste en-dessous est pas mal du tout. Laissez-vous pas rebuter par le graphisme pompeux de certains vidéos; c'est vraiment un vulgarisateur hors-pair de la pensée orientale. De plus, son humour, son accent british et son timbre particulier en font un orateur particulièrement agréable à entendre. Presqu'autant que Scarlett.

Sinon, il est impossible en terminant de ne pas penser à Teilhard de Chardin qui aurait, je crois, apprécié Her. Ceux qui on lu le billet où j'évoque ce prêtre jésuite comprendront un peu plus pourquoi. Superposer Her et son concept de Noosphère donne le vertige tellement les deux se nourrissent et peuvent facilement enflammer l'imagination. 

En tout cas, tout ça pour dire que j'ai ben aimé ça Her

 

 

* «...the words are really far apart and the spaces between the words are almost infinite. I can still feel you... and the words of our story... but it's in this endless space between the words that I'm finding myself now. It's a place that's not of the physical world. It's where everything else is that I didn't even know existed.»